En novembre dernier, Augustin (prénom modifié) et une cinquantaine de migrants ont été interpellés par des policiers en Tunisie. Après des heures de route en plein désert, les exilés ont été remis aux forces libyennes au beau milieu de la nuit, puis envoyés dans une prison de la banlieue de Tripoli. Pour en sortir, le Guinéen de 33 ans a dû débourser 800 euros. Augustin a contacté la rédaction d’InfoMigrants pour livrer son témoignage.
"Quand ils m’ont arrêté près de Sfax [centre-est de la Tunisie, ndlr], les policiers tunisiens m’ont fait monter dans un bus avec d’autres personnes qui venaient d’être interceptées en mer. Le bus était rempli : on était une cinquantaine de personnes. Il y avait des femmes, dont une enceinte, et deux enfants d’environ 10 ans. Nous étions menottés. Tous sans exception : même les enfants.
Nous avons roulé plusieurs heures dans le désert. Durant le trajet, les Tunisiens nous ont fouillés et nous ont volés toutes nos affaires, notre argent et nos téléphones. Ils nous ont aussi tabassés. Si tu bouges, que t’essayes de changer de position car les menottes font mal ou autre chose, les policiers te frappent et te disent de te taire. Si tu lèves la tête pour essayer de voir où le bus se dirige, ils te bastonnent.
Au bout d’un moment, le bus s’est arrêté. On a passé la nuit dans un camp sur la route, au milieu de nulle part. En arrivant, les Tunisiens nous ont donnés un morceau de pain et une bouteille d’eau d’1,5 litre à se partager en trois – seuls les enfants et la femme enceinte ont eu droit à un bout de pain chacun.
Dans les cellules, nous étions entassés. On ne pouvait pas s’allonger, il n’y avait pas assez de place. Certains ont réussi à dormir assis. Moi, je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Je pensais à beaucoup de choses, j’avais peur.
C’était la première fois que j’étais arrêté. J’avais entendu que les migrants étaient abandonnés à la frontière avec l’Algérie. Donc je pensais que c’est ce qu’il allait m’arriver. J'étais inquiet car je sais que traverser le désert est dur et très fatigant.
Depuis l’été 2023, les Subsahariens vivant en Tunisie sont régulièrement raflés par les autorités tunisiennes et envoyés dans les zones désertiques, à la frontière algérienne ou libyenne. Ils doivent ensuite revenir par leurs propres moyens sur le sol tunisien. Ces deux dernières années, InfoMigrants a reçu de nombreux témoignages d’exilés, traumatisés par ces expulsions illégales.
"Au petit matin, nous sommes arrivés dans la prison de Tajourah"
Le lendemain matin, on est remontés dans le bus et on a roulé toute la journée, sans la moindre collation. Vers 20h/21h, on est arrivés à la frontière libyenne. Je ne sais pas exactement où nous étions car il faisait nuit et on se trouvait en plein désert. Je pensais que nous allions encore dormir dans un camp.
Mais, les policiers tunisiens sont sortis du bus et sont partis à la rencontre de milices libyennes, qui nous attendaient. Il y a eu une concertation entre eux, ils ont discuté un petit moment. Ensuite, les Libyens, armés et cagoulés, nous ont récupérés.
Selon certains récits recueillis par InfoMigrants, les Tunisiens vendent les exilés aux forces libyennes. Fin 2023, plusieurs Subsahariens avaient détaillé le déroulé des expulsions et des échanges dans le désert à la rédaction. Plusieurs témoignages évoquaient des échanges d’argent au moment du transfert des migrants de la Tunisie vers la Libye. Un petit sac noir, contenant des billets, serait transmis par les Libyens aux Tunisiens.
Dans un rapport intitulé "Traite d’État : expulsion et vente de migrants de la Tunisie vers la Libye" et présenté au Parlement européen le 29 janvier 2025, un groupe de chercheurs rapporte les mêmes faits. "Tous les témoins n'ont pas vu de visu de l'argent ou d'autres moyens de paiement : cela s'explique par le contexte violent et par le fait que les transactions peuvent avoir lieu la nuit", précise les auteurs du rapport.
Les Libyens nous ont ordonnés de monter dans leur pick-up. Au petit matin, nous avons débarqué dans la prison de Tajourah.
La prison de Tajourah, dans la banlieue est de Tripoli, est un centre de détention officiel, géré par le Département de lutte contre l’immigration illégale (DCIM), rattaché au ministère de l'Intérieur. En 2019, la structure a été visée par un bombardement, attribué aux forces du maréchal Haftar, qui se dispute le pouvoir en Libye avec le gouvernement d’union nationale, reconnu par la communauté internationale. Au moins 40 migrants ont péri dans ce raid.
Les conditions de vie dans ce centre sont particulièrement dures : les exilés sont entassés dans des petites cellules et ne reçoivent que peu de nourriture. Les femmes sont régulièrement violées. Sarah, une Ivoirienne de 19 ans, avait raconté en 2021 à InfoMigrants les violences subies dans la prison de Tajourah. "Un soir, ils [les gardiens, ndlr] sont venus me chercher. Ils m’ont emmenée dans une petite chambre, et m'ont déshabillée. Je leur disais que je ne voulais pas mais ils m’ont giflée. Ils m’ont violée, et après ils m’ont ramenée dans ma chambre. Tous les soirs, les gardiens venaient nous chercher [pour nous agresser]", avait-elle expliqué. Sarah a eu un enfant en prison, fruit d’un de ces viols.
Libéré d’une prison libyenne en échange de 800 euros
Des gardiens sont venus me voir dans ma cellule en me disant que je devais payer 800 euros pour ma libération. Il y avait beaucoup de migrants dans cette prison. Certains étaient là depuis des mois, car ils n’avaient pas d’argent pour en sortir.
Au bout de trois semaines, j’ai réussi à réunir assez d’argent de la part de ma famille. En sortant, je me suis reposé dans un foyer de Tripoli, tenu pas un passeur libyen.
Un mois plus tard, j’ai repris la route pour la Tunisie, avec l’aide du passeur en échange de 600 euros. Je voulais rejoindre mon frère, resté dans le pays. On est passé par l’ouest de la Libye, puis par l’Algérie pour remonter jusqu’en Tunisie.
Mais une fois arrivé sur le sol tunisien, les problèmes n’étaient pas finis et la galère a continué.
Kidnappé en Tunisie
À la frontière tunisienne, j’ai pris un ‘taxi-mafia’. Il m’a vendu à des Camerounais. Quand le taxi m’a déposé à Sfax dans le quartier Ben Saïda, des hommes sont sortis d’une maison et m’ont forcé à y entrer. Huit autres migrants y étaient déjà enfermés.
Au bout de trois semaines, j’ai réussi à réunir assez d’argent de la part de ma famille. En sortant, je me suis reposé dans un foyer de Tripoli, tenu pas un passeur libyen.
Un mois plus tard, j’ai repris la route pour la Tunisie, avec l’aide du passeur en échange de 600 euros. Je voulais rejoindre mon frère, resté dans le pays. On est passé par l’ouest de la Libye, puis par l’Algérie pour remonter jusqu’en Tunisie.
Mais une fois arrivé sur le sol tunisien, les problèmes n’étaient pas finis et la galère a continué.
Kidnappé en Tunisie
À la frontière tunisienne, j’ai pris un ‘taxi-mafia’. Il m’a vendu à des Camerounais. Quand le taxi m’a déposé à Sfax dans le quartier Ben Saïda, des hommes sont sortis d’une maison et m’ont forcé à y entrer. Huit autres migrants y étaient déjà enfermés.
Certains avaient été torturés : ils avaient des traces de brûlures, des cicatrices, des dents en moins. L’un d’eux m’a raconté que les geôliers lui avaient arraché les dents. Ils filment les sévices et envoient les vidéos aux familles des victimes pour qu’ils payent une rançon en échange de leur libération.
Les "taxis-mafia" sont des taxis conduits par des ressortissants tunisiens. Certains font croire aux exilés qu’ils les déposeront en ville mais ils les vendent à des Subsahariens, installés depuis longtemps en Tunisie. Les migrants sont ensuite torturés et doivent payer pour leur libération. L’an dernier, InfoMigrants a récolté plusieurs témoignages racontant les mêmes histoires de kidnapping et d’extorsions, commis par des ressortissants camerounais.
J’ai échappé aux violences car j’ai réussi à récolter les 400 euros demandés rapidement, grâce à l’aide d’amis en Tunisie.
Je suis revenu vivre dans les champs d’oliviers, près de Sfax [expulsés des centres-villes par les autorités, les Subsahariens ont érigé d'immenses campements en périphérie de Sfax et y vivent dans des conditions dramatiques, ndlr], et je suis endetté jusqu’au cou. À cause de cette histoire, je dois de l’argent à trop de monde."